Témoignage sur la Révolution Égyptienne.

Publié le 25/01/2018 à 21:00

Auteure : Meriem Mahieddine

Creds : Afrique Inside
Creds : Afrique Inside

                Il y a quatre ans, j'ai quitté l’Égypte et je ne me suis jamais retournée. A présent, chaque matin, quand j'ouvre les yeux, je me souviens de cet endroit. Je me rappelle de mon ancienne chambre ou étaient disposées toutes mes affaires, de mes vêtements éparpillés par terre ou de mon père qui venait me réveiller pour aller à l’école. J'avais huit ans quand j'y suis allée pour la première fois. Nous habitions dans une rue généralement calme, à Maadi, près du Lycée Français du Caire. Chaque matin, je saluais Ami Hegazi, le gardien de notre immeuble, puis je traversais cette petite colline avec mes frères et sœurs pour aller à l’école. Au départ, personne ne voulait jouer avec moi car j’étais distante avec les autres et je n'aimais pas me mettre en avant, ni être regardée et dès que l’école se terminait, je courais pour rejoindre la maison. Lorsque quelqu'un me souriait, je paniquais, je m'imaginais toute sorte de scénarios possibles et je me disais ''pourquoi est-ce que cette personne me sourirait ?'' Maintenant que j'y pense, la seule chose que je n’ai jamais connue était ma famille. Je me souviens que pendant les récréations je passais mon temps à dessiner ou à observer ce qu'il y avait autour de moi pour tuer le temps. J'aimais comprendre, tout comprendre, autant le fonctionnement des choses que les situations et les événements. J'ai toujours préféré m'isoler plutôt que d'exprimer mes émotions devant les autres car tout ce qu'il y avait dans ma tête m'appartenait, c’était mon territoire. Mais maintenant, pour une fois, je voudrais dévoiler ce qu'il y a à l’intérieur. J'ai compris que certains événements ne méritaient pas de passer sous silence. Ne pas en parler, ce serait comme manquer de respect à ces centaines de milliers d’égyptiens qui manifestaient ce 25 janvier 2011 aux cris de ''pain, justice et dignité'', ce serait fermer les yeux sur ces centaines de morts, mais ce serait surtout comme montrer son indifférence face à ces nombreuses révolutions dans la foulée du Printemps Arabe. Aujourd'hui, c'est sept ans après la révolution égyptienne que je souhaite partager mon souvenir sur certaines situations et certains événements de cette époque.


            En Égypte, je croyais que nous ne nous sentirions jamais chez nous. Nous n’étions simplement pas à l'aise là-bas, pour une raison qui m’échappe. Peut-être l'aurais-je compris en vivant un peu plus dans mon pays natal ? Mon pays natal... Ai-je jamais eu de pays natal ? Nous passons notre vie à voyager. J'ai donc toujours eu l'impression d’être concernée par les différents événements des pays que j'ai visité tout au long de ma vie. Je me suis toujours intéressée aux différentes cultures, traditions et histoires de ces pays. Et la révolution égyptienne en faisait partie. Cette année-là, j'avais dix ans. J’étais à présent en Égypte depuis presque 3 ans, et je connaissais plutôt bien le pays grâce aux nombreux voyages que mes parents organisaient. Ma famille et moi, nous faisions partie de ces millions de touristes qui venaient chaque année visiter l’Égypte que l'on surnommait ''Om El Donya'' ou '' la mère de l’humanité''. De Charm el-Chakh à Ain Sokhna au bord de la mer à la pointe sud du désert du Sinaï, en passant par le Caire, la gentillesse et le sourire des égyptiens, la tranquillité de la croisière sur le Nil et la beauté des villages et des paysages étaient nos destinations favorites pour passer les vacances. Bien sûr les pyramides de Gizeh, le musée du Caire, la richesse architecturale d'Alexandrie, la grandeur de l'histoire égyptienne racontée dans les temples, les tombeaux et les mosquées sont parmi les plus beaux souvenirs qui resteront dans notre mémoire. Mais savez-vous ce qu'il y a réellement derrière ces beaux sourires ? Souffrance et misère se cachaient, en réalité, derrière ces paysages que je voyais défiler devant mes yeux. Ce genre d'endroits n’étaient accessibles qu'à une certaine catégorie de la population. Les autres vivaient dans les bidonvilles du Caire que j'ai vu de mes propres yeux d'au dessus des ponts que l'on traversait en voiture. Près de la moitié de la population vivait dans la pauvreté. Les logements s'entassaient dans un labyrinthe de ruelles dépourvues de systèmes d’égouts. Des gens qui n'ont rien, pas de revenu, pas d'emplois, pas d'électricité ni d'eau courante, avec des conditions d’hygiènes lamentables. Pour ces personnes, les inégalités entre riches et pauvres se présentaient comme une charge qui pesait lourd sur les esprits et les cœurs.

             J'ai compris que l’Égypte était une grande puissance pauvre. Je l'ai vu en passant des heures d'embouteillages dans la voiture et en voyant ces familles entières ou ces petites filles de mon âge avec leur petit frère dans les bras qui se mettaient au niveau des fenêtres de chaque voiture pour demander une livre égyptienne. Rapidement, le chômage important, la vie chère, les salaires bas, les inégalités et la pauvreté entraînèrent des grèves, des manifestations et des affrontements avec les forces de l'ordre. Trop tard. Rien n'allait les arrêter. Nous savions tous que ce qui nous attendait allait être le plus grand mouvement populaire qu'aura jamais connu l’Égypte. Nous suivions chaque jour l’actualité, surtout mon père qui accédait péniblement à son lieu de travail et qui essayait d’éviter les espaces publics. Nous avions beaucoup de chance d’être informés de la situation du pays, car les personnes qui n'avaient accès qu'aux chaînes de télévisions égyptiennes avaient droit à des vidéos remplies de propagande leur assenant que le pays ne connaissait aucune tension. Je me souviens que Ami Hegazi était étonné lorsqu’il a soudainement entendu parler de manifestations...  Si les Égyptiens ont osé parler de révolution, c'est qu'ils venaient juste d'en voir une se dérouler le 14 Janvier en Tunisie, où le président Zine el-Abidine Ben Ali  était resté 22 ans au pouvoir. Immédiatement, les militants égyptiens ont lancé un appel sur les réseaux sociaux pour le déroulement d'une révolution du même type « contre la torture, la pauvreté, la corruption et le chômage » lors d’une « Journée de la colère ». C'est le début du ''Printemps Arabe''. Les autorités ont alors voulu l’éviter par tous les moyens. Malgré leur interdiction de manifester, le nombre de manifestants était estimé à quelques dizaines de milliers de personnes. Certes, elles étaient plus nombreuses au Caire, mais les manifestations ont eu lieu dans de nombreuses villes, partout dans le pays, en Alexandrie, dans le Delta mais aussi dans la région du Canal de Suez.

               Quand vous êtes encore enfant, vous ne savez pas ce qu'il faut faire dans ce genre de situations. Vos professeurs vous en parlent à l’école, vos parents vous disent de faire attention mais vous n'avez pas conscience de ce qui se passe réellement. Moi qui étais écartée de tout danger, j'ai vécu cette révolution de très loin. Mis à part quelques souvenirs comme lorsque j'avais vu un tank par la fenêtre de la voiture et des hélicoptères avec mon frère jumeau, je n'y ai pas directement assisté...

                Le lendemain, le 26 janvier, je me souviens d'avoir vu à la télévision que la police avait fait usage de bâtons et de gaz lacrymogènes sur le pont de Qasr al-Nil pour chasser les manifestants qui avaient refusé d’évacuer la place Tahrir et qui répétaient sans cesse ''Ash-shaʻb yurīd isqāṭ an-niẓām'', ''le peuple veut la chute du régime''. Le mouvement a continué à s’amplifier. Celui-ci s'est tellement répandu que nous nous sommes sentis obligés de rester cachés à la maison. Je n’étais pas allée  l’école depuis des jours, comme de nombreux enfants de mon âge. Au départ, la police faisait usage de canons d'eau pour faire reculer les manifestants, mais le vendredi 28 janvier, le régime de Moubarak a coupé le service de téléphone mobile et Internet ainsi que les voies terrestres  pour bloquer la communication. Je ne pouvais donc plus avoir accès à mes cours, que je suivais par correspondance. Et ceux qui voulaient prendre des nouvelles de leurs proches qui se trouvaient à la place Tahrir ne le pouvaient pas. Parmi eux, il y avait des enfants, des étudiants et des familles entières. Il y a des gens que vous ne connaissez pas mais qui font partie de votre vie et qui occupent une place particulière. Sans les avoir vu une seule fois et en ayant simplement entendu leur histoire quelque part, vous ne pouvez pas les oublier. Il y avait des lycéens comme vous et moi qui se sont simplement retrouvés au mauvais endroit et au mauvais moment. Ce jour là, ces personnes ont été tuées... Le soir du 29 au 30 janvier, le régime finit par ouvrir les prisons et libérer les détenus. À Maadi, il y en avait une tout près de chez moi. Alors que la police disparaissait des rues, après que de nombreux commissariats et véhicules des forces de l'ordre ont été incendiés, les habitants se sont organisés en milices citoyennes de protection, quartier par quartier, pour contrer le risque d’insécurité. Mon père était parmi eux et mes parents ont commencé à surveiller à tour de rôle la nuit. Je ne sais pas pourquoi cela m'a particulièrement marqué. C'est à partir de ce moment que le mur que je m’étais imaginé a commencé à s'effondrer. À l'époque, je pensais que je n'avais rien à voir avec ça.  Je croyais à un monde où j’étais à l’abri de tout ça, protégée par mes parents, et où je me disais que ce n’était pas réel. Pour moi, un nouveau portail galactique s’était ouvert vers un autre monde. C’était comme si quelqu'un voulait me forcer à jouer un rôle dans cette histoire, à me faire redescendre sur Terre. Mais ce qui m'a le plus marqué, c'est lorsque les seules personnes à qui j'avais commencé à porter un minimum d’intérêt à l’école ont quitté l’Égypte. Je me demandais toujours où étaient passés mes copains de l’école... Un peu plus tard, j'ai compris que différents gouvernements de plusieurs pays avaient rapatrié leurs ressortissants. Pour la première fois, je me suis sentie seule. En prenant conscience de cela, j’étais triste pour ces familles, pour ces enfants, pour ce pays... Pour la première fois, j'ai ressenti le besoin de m'ouvrir au monde...


       Puis à partir du 8 février, les grèves se sont multipliées dans de nombreux secteurs, les sites culturels comme le musée égyptien ont été victimes de pillages, les manifestations ont continué, la torture fut employée et le nombre de morts s’est élevé.  De son coté, le pouvoir a aussi continué à augmenter la violence, en espérant ramener l’obéissance par la terreur. Mais les communautés internationales ont multiplié les appels aux réformes et à l’arrêt des violences, jusqu'au 11 février où Moubarak a fini par démissionner. C'est toute la portée de l'histoire qui m'habite depuis 7 ans, à laquelle très peu de personnes sont disposées à réfléchir. Les objectifs de la révolution égyptienne n'ont peut-être pas été réalisés, mais je pense que l'une des leçons largement oubliée serait peut-être celle-ci : Se taire montre bien que quelque chose va rester enfoui, donc inaperçu. Qu’est-ce qu'une pensée qui ne s'exprimerait jamais ? Ne deviendra-t-elle pas une idée vague, une impression justement? C'est pourquoi je pense que cette révolution rend compte des changements profonds d'une société qui a enfin pu s'exprimer.